"Il n'est pas de langage sans piège."



Travail réalisé dans le cadre de mes études, mais que je me décide à vous poster sur le blog, car c'est un livre incroyable que je vous conseille... En espérant que vous lisiez mon analyse qui partage aussi mon ressenti.

                Les Villes Invisibles, d’Italo Calvino, paru en 1972, et traduit en 1974 par Jean Thibaudeau pour le Seuil, est une œuvre complexe qui met en scène un dialogue entre un empereur oriental, Kublai Khan, et son ambassadeur, Marco Polo. Celui-ci rapporte à l’empereur son voyage incessant de ville en ville dans le royaume du souverain, que celui-ci apprend à connaître par ce récit, et qui « offre », selon les éditions Folio - éditeurs du format poche de l’œuvre en 2013, « un dernier poème d’amour aux villes et une subtile réflexion sur le langage, l’utopie et notre monde moderne. »  En effet, Italo Calvino écrit un roman, scindé en 55 chapitres dans 9 parties différentes, nous en reparlerons, pour réfléchir sur les villes, avec un regard quasi visionnaire, et surtout très sensible, sur leur modernité, leur utopie, comme leurs disfonctionnements, parfois mortels. En fait, il brosse, par l’imaginaire, la description de villes qui en viennent à en dire plus que ce que nous pensions. Par la plume poétique très sensible de l’auteur, il épand des mots tantôt doux, tantôt ravageurs, mais toujours touchants, pour disserter sur l’Humain, et notre société.


         L’influence de l’Oulipo, ou la construction du livre


                Les Villes Invisibles ne s’inscrit pas directement dans le catalogue d’œuvres de l’Oulipo  (Ouvroir de littérature potentielle), groupe d’auteurs et mathématiciens essayant de nombreuses contraintes littéraires, mais en ressent très fortement l’influence. Son œuvre est ainsi séparée en 55 chapitres eux-mêmes distribués en 9 parties. 55 villes y sont ainsi décrites, en 11 thèmes en un schéma mathématique (ci-contre), avec 5 villes différentes pour chacun, dispersées dans ces 9 parties, séparées au début et à la fin de chacun par une courte allusion au récit encadrant qu’est le dialogue entre l’empereur et son ambassadeur, qui prend le plus souvent la forme d’un récit, mais parfois aussi de dialogue, et va même jusqu’au théâtre (didascalies exclues). Il tient alors ce schéma avec une rigueur remarquable, et permet ainsi au lecteur une vision multiple de l’œuvre. Comme l’évoque Perle Abbrugiati dans son article, plusieurs parcours de lectures sont possibles : une lecture linéaire, la plus courante, et une lecture thématique, alliée à une lecture transversale des passages en italique, qui sont le dialogue entre les deux protagonistes, seuls « vrais » personnages.

                Néanmoins, il faut noter que la dernière contrainte que l’on remarque dans Les Villes Invisibles tient de la liberté. Il s’éloigne donc de l’Oulipo car s’il s’impose une construction structurée et rigoureuse, il utilise dans les récits de ses villes la prose poétique de part le registre très lyrique et très sensible. En tout cas, il se permet une liberté totale dans ses phrases et ses récits. Il exerce son style, avec talent, dans ces chapitres qui rappellent parfois la nouvelle par sa brièveté et sa presque indépendance des autres récits. Il construit ainsi ses villes imaginaires avec sensitivité, beaucoup d’émotion, et un travail remarquable sur la langue.

         Une pensée moderne sur la ville…


                Ainsi, Calvino dit des sentiments avec ces villes qui apparaissent bien au départ comme imaginaires, par cet univers onirique et rêveur qu’il développe avec soin. Mais, très vite, on se rend compte que cette complexité qui nous fait voyager cache une réflexion sur la ville. Chacune semble finalement réfléchir sur un aspect de ce territoire de plus en plus vastement construit par l’Homme.

                Tout d’abord, Calvino écrit sur le regard que l’Homme porte sur la ville et sur les différentes manières qu’il a de la définir ou de la développer en pensées et rêves ; en bref en prolongement de lui-même. Ainsi, il montre qu’on a différentes façons de la regarder avec l’idée très rêveuse qu’on la détaille de haut en bas : l’Humain observe plus souvent le ciel, désiré, que ses pieds qui le mènent pourtant plus loin, et en c’est en fait tragique : on est voué à rêver le nez en l’air, pour petit à petit finalement ne regarder ses pieds marchant sur ses rêves brisées (Zemrude). Il explique ainsi que l’on doit regarder d’un différent point de vue une ville pour ne pas voir seulement ce que l’on veut nous montrer : une belle façade cache souvent quelque d’intérieurement vide (Moriane). On peut en effet être facilement trompé, tant par son aspect que son nom : il est difficile de parler d’une ville sans en créer une image qui changera une fois que nous découvrirons vraiment ce dont on nous parlait. Une ville a son image et sa réalité (Irène).  Si tout cela apparait de manière très probante quand il parle des Villes et [du] regard, ou des Villes et [des] noms, il le fait plus tôt que cela. Il exprime ainsi l’influence des façons d’être de chacun sur notre regard. Par exemple à Despina il y a la confrontation entre le regard d’un marin et celui d’un homme du désert : en fait, chacun va voir dans la ville ce qu’il veut y voir : ses rêves et espoirs, ses désirs. Italo Calvino accueille la ville en réceptacle de l’Homme, de son humanité, et ce avec un discernement épatant.

                Dans son œuvre, il y a alors une association forte entre les villes et la mémoire, si celles-ci en sont nos réceptacles, comme ceux de nos regards. En effet, il s’interroge sur ce que l’on retient de ces espaces un peu magiques (Diomira). Ainsi on en a une mémoire de beautés, et de ce fait, il associe également les désirs humains, nos fantasmes de beauté, les souvenirs et la ville : « Les désirs sont déjà des souvenirs. » (Isidora). Or il parlait un peu plus tôt d’une ville où, en y plaçant toutes les choses connues et appréciées, un voyageur l’ayant enfin découvert s’y trouvât ainsi vieux alors qu’il s’y voyait jeune. Comme si, par cette métaphore, il rappelait qu’une ville est plus qu’un passé mais aussi un présent. Il réfléchit très intelligemment à leur histoire, à leur évolution et à ce passé qui est partout, dans chaque détail infime. « Une description de Zaïre telle qu’elle est aujourd’hui devrait comprendre tout le passé de Zaïre. » Ainsi il fait lumière avec adresse du passé, du présent, mais aussi des milles potentialités imaginables des villes, ce qui se traduit le plus justement par le nombre important de villes imaginées et écrites par Calvino.

                Finalement, on ressent toute son intelligence quand on décèle entre les lignes une vision très moderne, et avant-gardiste de l’urbanisation du monde. Il publie ce livre en 1972 et offre déjà un panorama fort en idées du XXIème siècle en critiquant le plus souvent de manière très implicite. Il va ainsi parler des échanges matériels dans les villes, l’entassement misérable des populations où l’on décèle de la pitié dans le ton malgré l’empathie de mots tendres, et aussi qui s’étendent de plus en plus vers le haut. Il parle de religion et on tend ainsi à se demander s’il n’y a pas un rapprochement fait entre l’Homme qui grimpe, grâce aux immeubles, vers le ciel, et entre celui qui s’élève spirituellement. C’est un passage lyrique qui pousse un ton presque optimiste, contrastant le reste.  Avec le thème des Villes continues qui apparaît, l’auteur avance une réflexion plus forte, en parlant d’une expansion de plus en plus importante de l’espace urbain, et là se caractérise son regard visionnaire. Dans Cécilia on y décèle un certain misérabilisme, tandis qu’Andria propose, par une vision utopique, une critique implicite de notre société : on bâtit sans cesse des villes sans se préoccuper des autres, jusqu’à leur dégradation. Il parlera aussi, par le récit encadrant, de villes mortes, ou plus loin dans le récit de villes qui croulent sous leur poids. En fait, il va jusqu’à poser la question d’une possible sortie des villes : ne vivra-t-on pas toujours dans celles-ci ? S’il en fait l’éloge, il en présente ainsi leurs côtés les plus apeurant. En évoquant un tel avenir possible dans Penthésilée, Calvino nous ramène avec brio au labyrinthe de Marquez : condamné à l’impasse par la ville, jusqu’à y mourir.

                C’est  donc de leur complexité que traite Italo Calvino dans Les Villes Invisibles, invisibles par leur imaginaire, mais aussi peut-être tant imbriquées l’une dans l’autre que leur multiplicité ou leurs subtilités en deviennent difficile à cerner. Il imagine par exemple une ville en cercles qui concentrent à chaque fois un peu plus une nouvelle façon d’être de cet espace vers l’intérieur : Ainsi Olinde, Ville cachée, est multiple, comme toutes, faite de différents anneaux mais surtout de différentes facettes cachées les unes dans les autres. Mais en plus d’en montrer sa multiplicité et il décrit ses infinies possibilités : on résout nos désirs dans les villes mais mille existent encore sans ou sur celles-ci (Dorothée). Ce qui donne (dans Foedora) des possibilités mort-nées des villes, dans leur nécessaire confronté aux désirs des hommes. En effet beaucoup de désirs existent dans les villes de par le nombre important d’habitants mais il apporte une réflexion sur ce qu’est une ville dans son aboutissement, avec en elle, toujours aussi palpitantes, ses mille autres possibilités. Ainsi avec cet espace contenant des boules de verres présentant, tel dans un musée, ses possibilités de changements, Italo Calvino pense avec brio la ville comme un espace en perpétuel changement, qui mute par l’imagination des hommes. Il parle ainsi de deux villes, « l’une rassemble ce qui est accepté comme nécessaire alors qu’il ne l’est pas encore ; les autres ce qui est imaginé comme possible et l’instant d’après ne l’est plus. » Elle est donc en impermanence totale et de par cela d’une richesse infinie. En fait, il semble qu’Italo Calvino nous interroge sur notre regard parfois trop simple sur la ville. Plus tard, par Marco Polo, il essaie de faire un modèle d’une ville, mais c’est trop difficile. Son modèle, fait uniquement de contradictions et d’impossibilités, comme toute ville invisible, implique de déduire au fur et à mesure

le nombre d’évènements anormaux qui la rendent de plus en plus plausible. Finalement, il conclue par cette phrase : « je ne peux pas pousser mon observation plus loin qu’une certaine limite : j’obtiendrais des villes trop vraisemblables pour êtres vraies. » Il pousse alors à son paroxysme l’imaginaire des villes et leur exubérance. Pour lui elles doivent surprendre, être inattendues. Si elles semblent vraisemblables dans l’esprit humain, elles sont forcément fausses. Ainsi, comme le dit Marco Polo, « Les villes, comme les rêves sont faites de désirs et de peurs » et c’est peut-être cela qui crée leur complexité. Chacune, à sa façon, répond à une question de l’Homme.

                En conclusion, c’est une peinture sensible des villes qu’il livre avec beaucoup de sagesse, de critique et aussi d’optimisme sur un lieu qui, à son époque, se développe avec fulgurance sans pour autant déjà revêtir cette modernité dont il arrive pourtant à parler. Peut-être que si toute œuvre humaine est le reflet du ciel, une ville l’est aussi ? Finalement, il nous incite à les prendre par surprise sous un regard neuf. Il incite, par son imaginaire et ses réflexions, à poser un œil poétique et riche sur celles-ci, mais aussi à voyager. En effet, on s’imagine les villes mais on ne la saisit que quand enfin on la voit. Voilà pourquoi, peut-être, il existe des villes invisibles.


         … Qui pousse à la réflexion sur l’Homme et la Société …


Il y a donc, dans l’œuvre, une incitation au voyage, car c’est comme cela qu’on parcourt les villes et qu’on s’y trouve aussi. Calvino en livre, par le dialogue entre l’empereur Kublai Khan et Marco Polo, une interprétation réussie car elle sait toucher et interroger à la fois. Dans la seconde, partie, l’empereur fait naître la réflexion et Marco Polo en vient à plusieurs faits : il voyage pour faire voyager Khan, mais il voyage aussi pour mieux comprendre ce qu’il a déjà entrepris : il chemine au présent en modifiant toujours son passé, car chaque chose déjà vécue se rejoue en y pensant bien plus tard, et on peut alors la comprendre. En un sens, le voyage permet de se (re)construire, sans cesse, car c’est vivre son passé, son présent, et même son avenir : « L’ailleurs est un miroir en négatif. Le voyageur y reconnaît le peu qui lui appartient, et découvre tout ce qu’il n’a pas eu et n’aura pas. » C’est une façon pour l’Homme d’être et de s’initier au monde, comme à lui-même. Finalement, le voyage est le lien ténu du rayonnement des villes sur l’Homme.

                Il crée des villes pour en fait nous donner une vision plus complète de notre humanité  avec une pensée en premier lieu sur les relations humaines : dans une ville, tout le monde se croise sans essayer de se connaître (Chloé) : on imagine les rapports, qui ne se passent pas, et se crée ainsi une autre toile qui se superpose à la ville - une ville invisible : celle que chacun imagine, ectoplasme de la vraie. De plus, il critique la ville avec l’utopie d’Andria, où celle-ci se préoccupe toujours, avant de construire, de toutes les conséquences pour toutes et tous. Ainsi, implicitement, il s’insurge contre les constructions incessantes, qui, si elles profitent à certain, ne sont avantageuses que pour une infime partie de la population. Néanmoins, il fait écho aussi à la complexité des relations humaines qui, dans la ville, s’intensifient, se croisent et se lient de plus belle. A Ersilie, les relations humaines sont matérialisées par des fils qui rendent alors compte de leur abondante complexité. Néanmoins, il aborde aussi avec justesse, de par la matérialisation qui rend le fait plus probant et ses mots forts qui déstabilisent, l’exclusion de certains de la société, mais aussi les relations qui cassent. Il va jusqu’à parler d’inutilité, de rapports sans cesse noués pour être défaits à un moment, abandonnés, en parlant d’os, et de toiles d’araignées. Finalement il apporte une note optimiste avec Raïssa : il parle des personnes qui, indirectement, sans être vraiment conscientes, sont liées par un petit fil de bonheur : « Même à Raïssa, ville triste, court un fil invisible qui par instants réunit un être vivant à un autre et se défait, puis revient se tendre entre des points en mouvement, dessinant de nouvelles figures rapides, si bien qu’à chaque seconde la ville malheureuse contient une ville heureuse sans même qu’elle sache exister. » Cette ville invisible qui se tisse par-dessus l’autre apporte donc une autre consistance à la vraie : la relation humaine peut rendre le monde  plus beau. Ainsi, on ressent aussi toute la beauté de la relation humaine et on le ressent particulièrement au premier chapitre des Villes et [des] échanges, où, s’il parle d’abord des échanges matériels, il précise aussi que les hommes, le soir, échangent des histoires, des mots, qui vont les changer, les enrichir.

                Mais le thème de la mort apparaît aussi, à la fin de la cinquième partie, en imaginant plusieurs villes qui sont liées à ce thème : une ville sous un cimetière, une ville de morts confondue à celle des vivants… par ces idées, il offre une image très sombre. Mais il va plus loin dès le premier chapitre du thème : avec la ville de Mélanie, il réfléchit sur le rôle des personnes dans la vie, et sur la mort. La disparition d’une seule personne importe peu à l’humanité : en fait, chacun joue un rôle déjà porté par un autre, et nous n’en serions finalement que des acteurs. Sommes-nous condamner à toujours vivre la même chose, construire les mêmes choses ? Mais « avec le temps les rôles ne sont plus exactement les mêmes qu’au début ; sans doute l’action qu’ils portent en avant à travers intrigues et coups de théâtre mène-t-elle vers quelque dénouement final ». Avec Laudomie, il accentue cette vision un peu désillusionnée avec un regard obscur sur une humanité qui erre et coure vers la mort. Pour finir, dans le récit encadrant de la partie VII, Khan et Polo se questionnent donc pour savoir si ces villes existent vraiment, et si eux-mêmes existent. Est-ce que le dialogue qu’ils ont est réel ? N’est-ce pas un espace à part que leur esprit crée pour se recueillir, et se reposer ? Ainsi, l’auteur se questionne sur notre existence : l’humanité erre, mais chacun a peut-être cette force d’esprit qui lui permet de créer autre chose : un espace, une ville invisible.

                Enfin, Italo Calvino parle de notre société dans son œuvre. Il porte alors un regard profondément critique et moderne, malgré des mots qu’il veut toujours optimistes tout au long de son texte.  Dès le départ, Kublai Khan se présente bien comme un empereur qui cherche à saisir son royaume dans sa déchéance, présentée avec le soin du mot qui dit les choses comme elles le sont, et qui a l’envie vaine de vouloir le redresser. On a affaire à la vision d’un royaume antique, qui sera tout au long du roman très modernisé, comme universel, et d’un empereur désillusionné. Dès le départ, au chapitre 4 des Villes et la mémoire, il y a une critique de la société, peut-être plus légère, mais très originale, notamment sur notre envie de trouver quelque chose d’immuable dans la ville, alors qu’elle change sans cesse. Il parle ainsi d’une société ridicule, qui a des attentes contraires, impossibles, et qui fait par cela mourir son propre monde. Ce thème revient avec une critique très moderne des ordures qui s’entassent : on produit toujours plus pour produire quelque chose de soi-disant mieux, et on rejette sans cesse le reste, jusqu’à se tuer soi-même. Mais il parle aussi de l’entassement de la population, ou dans les villes cachées, de la disparition d’anciennes espèces. Il conclut avec des tremblements de mots son roman d’une manière très pessimiste : l’Homme fait toujours germer le mal. Il parle ainsi de notre bonheur illusoire, dans le cinquième chapitre des Villes et [du] désir, où, par la métaphore d’une recherche d’une femme vue en rêve, des hommes s’enferment dans une ville, en espérant l’attraper, vainement. Finalement on s’y enferme sans voir la réalité, notre malheur ou la précarité de notre existence, que Calvino nous dépeint, déliant les langues, les mots, et nos coques protectrices illusionnées. C’est de cette précarité dont il parle dans Octavie, sa cinquième ville effilée. Il crée une utopie où les habitations sont inversées, pendues à un filet ténu et léger, et dont les habitants ont ainsi conscience : ainsi nos villes, et plus largement notre société sont précaires et tristement prêtes à s’effondrer, mais on ne s’en rend pas compte, trop aveuglés par l’envie de construire de plus en plus, pour un soi-disant bonheur qui dépérit entre nos mains. Pour finir, il parle de nous comme des monstres. Dans Périntie, Italo Calvino questionne plus que notre société, et nos villes : il met en doute notre humanité.

                Ainsi, s’il décrit parfois une humanité sensible, une humanité touchante dans ses relations humaines et son voyage qui lui permet de se découvrir, s’ouvrir, se trouver, il arrive finalement à une vision sombre et déçue de l’Humanité. Il essaie, par petites touches impressionnistes, d’en trouver les éclaircies, mais le récit des voyages se finit sur quelque chose de bien pessimiste, qu’il relate avec l’ardeur d’une âme déçue par ce qu’elle a vu.


         … Pour finalement parler du langage


                Très clairement, il parle déjà dans le premier chapitre du thème d’un langage aliénant. Il pense aux signes dans les villes et s’interroge sur leur place et comment les villes s’expriment pour l’habitant. Ainsi, chacun se trouve obligé de toujours se servir de ces signes qui sans cesse résument, indiquent … au fur et à mesure, il se voit même pris à regarder dans le ciel et à les y chercher. Il trouve alors en chaque ville la même chose, le même discours puisque les signes sont toujours les mêmes. « Comment sous cette épaisse enveloppe de signes la ville est-elle en vérité, que contient-elle ou cache-t-elle, l’homme ressort de Tamara sans l’avoir appris. » C’est ainsi un fait que Calvino aborde : les limites du langage, et ses difficultés, mais nous en reparlerons.

                C’est de la sorte un dialogue qui encadre tout le récit, important, et aux nombreuses fonctions. Sa première, et la plus évidente, est d’engager l’histoire, mais aussi les récits des voyages de Marco Polo : sans ce dialogue, on n’aurait pas pu assister, presque en voyeur, à la réflexion sur les villes, et à leur profonde influence sur l’Humain, comme une manière de le décrypter. En fait, le langage ouvre des portes que nous nous empressons de franchir : par ses mots, Marco Polo trace un voyage, un royaume et une pensée claire, cohérente et scindée en nombreux thèmes qui nous guident. De plus, il a pour fonction de réunir deux êtres, et de les enrichir, c’est là qu’il prend aussi son importance, peut-être plus profondément. En effet, par le langage, Kublai Khan et Marco Polo semblent peu à peu se rapprocher dans une relation très attachante et à l’étoffe textuelle épaisse et tangible. On comprend à quel point sans le langage, l’Homme n’est rien : il permet de se rassembler dans la sociabilité, autour d’histoires et de réflexions : il permet même d’exister autrement. Les personnages en arrivent à se questionner sur l’existence de ce dialogue, de ce moment particulier qu’ils partagent. Ainsi, il offre aussi à chacun d’entre eux la possibilité de s’ouvrir un peu plus, et de se servir de celui-ci pour évoluer, pour en ressortir grandi. Marco Polo instruit Kublai Khan et inversement, Marco Polo sur le royaume de son interlocuteur, et ce dernier va l’aider à s’instruire sur lui-même : sur une langue, tout d’abord, puis sur lui-même : par ses voyages dont nous avons parlé, mais aussi parce qu’il va placer un peu de lui dans chaque mot, dans chaque expression, dans chaque geste, comme s’il laissait une empreinte. Isabelle Lavergne propose de parler des récits de Marco Polo comme une « analyse [de] son propre langage ». En effet, la fonction du récit des 55 villes de ce dernier serait alors un parcours du sujet avec des signifiants villes - de signifiant en signifiant. Comment analyser les mots de ce travail ? Peut-être Marco Polo, par ce récit, tient à se comprendre lui-même. Finalement, on pourrait penser qu’il mène entièrement la danse, mais c’est faux, il le dira lui-même : « Ce qui commande au récit ce n’est pas la voix : c’est l’oreille. » Celui qui écoute -l’empereur- mène alors en quelques sortes le dialogue et donc le langage : sans interlocuteur, comment s’exprimer ? Le même récit sera différent pour chaque interlocuteur, et voilà la force du langage, comme la force de l’humain à s’approprier celui d’autrui.

                Néanmoins, il va aussi parler des difficultés et des limites du langage. On a déjà évoqué le langage aliénant des villes, mais c’est aussi du langage propre à l’homme dont il est question. Calvino le considère d’un œil savant et intelligent, il va par exemple louer sa sincérité, son honnêteté : le « mensonge n’est pas dans le discours mais dans les choses ». Il existe en effet bien des manières d’évoquer une ville, une chose avec différents aspects. Mais s’il parle par exemple de quelque chose de sombre pour une ville qu’il aurait décrite auparavant magnifique, ça signifierait seulement que les choses mentent : en cherchant bien, on trouve des toiles d’araignées dans tous les coins. Il va finir par discuter des difficultés et des limites que le langage apporte. Marco Polo, par exemple, va  évoquer Venise, sa ville natale, qu’il décrit peut-être dans tout ce qu’il raconte depuis le début, dit-il. Finalement, il dit ne pas vouloir en parler car les souvenirs s’oublient quand on en parle : « les images de la mémoire, une fois fixées par la parole, s’effacent. » Peut-être veut-il entendre par là que si les écrits restent, les paroles s’envolent, malgré le fait qu’on les fixe par des mots. En fait, Italo Calvino en arrive à la conclusion qu’ « il n’est pas de langage sans piège ». Comme il le décrira par Ipazie, on est sans cesse trompé par celui-ci, simplement par nos différences dans notre façon de nous exprimer, et par notre façon d’être humaine d’être fermé aux autres langages. Il faut se libérer de soi pour espérer accéder au langage, différent, ou dans sa généralité la plus quintessentielle.

                Finalement, si les difficultés du langage laissent des blancs, c’est là qu’il naît réellement. En effet, le langage semble anéantir certaines caractéristiques humaines, comme la mémoire. Ainsi, dans le silence on trouve autre chose. Isabelle Lavergne écrit alors que pour retrouver le monde il faut abandonner les mots. C’est à la fin de la seconde partie, principalement, qu’Italo Calvino explore cela : « mais ce qui rendait précieux à Kublai chaque fait ou nouvelle rapportés par son interlocuteur muet », étant donné que Marco Polo est au départ incapable de s’exprimer dans la même lange que l’empereur, « c’était l’espace qui restait autour, un vide que ne remplissaient pas des paroles. » Avec cette image très poétique de la langue et de ses non-dits, Calvino remet en question le langage dans ce qu’il est, trop pragmatique, pas assez poétique, et propose  de s’intéresser à un langage moins rempli mais dans lequel on peut alors s’exprimer différemment, ou rêver : l’imagination, le voyage en esprit. En fait, il se doit une part de vide que chacun comble. L’auteur lui-même, dans ses villes oniriques, dans son histoire silencieusement singulière, dans ce dialogue attachant et particulier, propose des blancs : ses chapitres sont courts, le dialogue coupé, et certaines villes absentes… C’est aussi là que se caractérise son « ouvroir » à la littérature potentielle : il s’impose des contraintes, mais propose une nouvelle forme de langage : ne pas tout dire, mais éveiller le lecteur.



                Ainsi, Italo Calvino nous propose une œuvre chevronnée qui parle de villes, mais qui cache un fond compétent pensant sur l’Homme, la société et notre langage. Peut-être nous faut-il discuter d’un dernier point sur lequel des spécialistes comme Isabelle Lavergne se sont beaucoup penchés. Chacune des villes porte un nom de femme, ainsi, par son œuvre, s’il cherche à saisir la ville, dans son ensemble, et y réussit plutôt ingénieusement, ne cherche-t-il pas, aussi, si chaque ville équivaut à une femme, de saisir la complexité de la femme ? Une femme aux multiples noms, à la diversité incroyable, et à la profondeur simplement indéchiffrable.

Italo Calvino, enfin, est identifiable à Marco Polo. Ce dernier instruit l’empereur, tandis que l’auteur nous instruit peut-être par son voyage qui est celui incroyable de l’écriture, que lui fixe sur le papier. En effet, n’avons-nous pas dit que les souvenirs s’envolent quand le langage les fixe ?

Finalement, le plus important reste la ville : s’il ne bâtit pas une utopie, peut-être est-ce tout de même le but de cette œuvre. La ville doit être une aventure quotidienne, on doit réinventer sans cesse cet espace. Les villes invisibles d’Italo Calvino sont les villes qui s’imbriquent les unes aux autres mais qu’on ne voit pas, les villes qu’on nomme mais parfois mal, les villes imaginaires que chacun s’invente dans les non-dits, et celles que l’on crée, par l’écriture ou la langue. Les villes invisibles sont les femmes qu’on n’arrivera pas à déchiffrer, elles sont l’humanité dans sa complexité. Enfin, les villes invisibles sont des parties de nous qu’Italo Calvino essaie d’initier : en recherche perpétuelle de soi, on a toujours quelque chose à comprendre du monde, et c’est peut-être par le langage que nous arriverons à nous trouver. Termine-t-il son livre par une note pessimiste, dont nous avons parlé ? Non, il rehausse cette fin d’un espoir, d’une leçon : agir pour donner à notre humanité une existence épaisse. « L'enfer des vivants n'est pas chose à venir ; s'il y en a un, c'est celui qui est déjà là (…). Il y a deux manières de ne pas en souffrir. La première réussit aisément à la plupart : accepter l'enfer, en devenir une part au point de ne plus le voir. La seconde est risquée et elle demande une attention, un apprentissage continuels : chercher et savoir reconnaître qui et quoi, au milieu de l'enfer, n'est pas l'enfer, et le faire durer, et lui faire de la place. »


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Par Italo Calvino
Aux éditions Gallimard - Collection Folio
208 pages
7 €

Sources d’aide pour un ou deux points seulement de mon travail :


Perle Abbrugiati, « Visions de l’Ailleurs dans Les villes invisibles d’Italo Calvino », Cahiers d’études romanes [En ligne], 23 | 2011, mis en ligne le 06 juin 2012. URL : http://etudesromanes.revues.org/661

Isabelle Lavergne, « Les villes invisibles d’Italo Calvino, un voyage sans fin dans l’empire de la langue (entre voyage histérique et expression de la féminité », [En ligne], URL : http://etudesitaliennes.hypotheses.org/lavergnecalvino

Commentaires

  1. Waw, quelle belle présentation ! J'espère que tu as eu une bonne note.

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